L’EPINE DES ANGES

 

Didier LOUIT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EXTRAITS

 

 

 

LA LEGENDE DE LA RONDE DES FEES

 

Chapitre I

 

     En juin 1936, le front populaire ouvrait enfin l’horizon de l’espoir socialo-communiste. Mar­tine en avait de source sûre entendu les arrange­ments. Loin de paris, elle n’avait pu participer à son grand regret aux grèves et manifestations. Elle aurait voulu prendre part à l’histoire. L’histoire avec un grand H qui serait devenue aussi la sienne. Du haut de ses vingt trois ans, elle n’avait pas d’idée précise sur la politique. Le chômage en cette période troublée frappait de nombreuses familles ; ça elle le savait. Ce qu’elle savait aussi, c’est qu’elle était fermement déci­dée à quitter son village qui l’étouffait. Fuir ces dernières années et les futures à servir son père handicapé et alcoolique. Non qu’elle n’aimait pas son père, loin s’en faut, mais il lui poussait des ailes au risque d’un emploi précaire et mal payé. Elle voulait à tout prix se griser des lumiè­res de la ville. Elle y était allée une fois en ville, il y a longtemps, avec sa mère aujourd’hui décé­dée. Ce souvenir ne l’avait pratiquement jamais quitté. Les devantures éclairées des magasins, le remous de la population dans les rues. Tout cela l’attirait inexorablement. Le front populaire avait gagné. Le gouvernement avait tenu ses promes­ses. Les congés payés pour le monde ouvrier, la semaine des quarante heures, l’augmentation des salaires. Toute l’effervescence de la victoire lui donnait l’illusion d’une vie plus facile, plus belle et enchanteresse. Elle se voyait déjà débarquée à Paris et trouver du travail le lendemain. Toutes ces bonnes raisons laissaient paraître la promesse d’une vie meilleure et surtout, le sentiment d’une liberté si souvent rêvée.

     Martine s’acheminait vers la ferme « fol­lanlou » où résidait Charles, un ami de son père. Tous les mardis, elle venait chercher des œufs et quelques salades que parfois Charles offrait complaisamment à la jeune fille. « Tu payeras plus tard ! »    disait-il, et lorsqu’elle voulait régler la semaine suivante, il refusait le plus souvent lui indiquant qu’elle garde l’argent pour elle. Son père n’en saurait rien, affirmait-il.

     Quand elle arriva à la ferme, Charles s’occupait de son cheval. L’animal était une vieille carne qui n’en avait plus pour longtemps.

     - Ah, te voilà enfin ! dit Charles en s’éloignant de la pauvre jument, je ne t’attendais plus; j’allais partir. Tu as traîné en chemin j’imagine. Je n’ai pas que ça à faire.

     Habituée aux sarcasmes du vieil homme, Martine ne répondit pas. Elle ne l’aimait pas, et les œufs qu’elle se devait d’aller chercher régu­lièrement pour son père étaient une véritable corvée. Charles la traitait fréquemment de mal­propre et à d’autres moments était trop atten­tionné pour elle. Il la complimentait sur la cou­leur de sa robe, sur la finesse de ses mains, sur la beauté de son regard. Il osa même un jour lui parler de ses seins, si ronds et si fermes. Tout était prétexte à s’approcher d’elle. Et quand elle le repoussait, il avait un geste nerveux mais n’insistait pas. Il s’éloignait bougon, marmon­nant à l’encontre d’une jeunesse stupide et sans discernement.

     Charles, pourtant, était apprécié des villa­geois. Tous les samedis soirs, le cinquantenaire venait siroter son eau-de-vie à l’unique café du village. Tout le monde l’attendait fermement pour ses extravagances. Car, outre le joyeux drille qu’il était, il aimait à réciter des œuvres de sa composition que les hommes du village, as­soiffés d’alcool et de poésie, écoutaient religieu­sement. Charles le poète, Charles l’amuseur, Charles le blagueur. Presque tous avaient fait la guerre avec lui. La grande guerre comme on l’appelle; ignoble, insoutenable, meurtrière. Combien de fois il avait remonté le moral de ses amis. Une fois, fou de rage, il s’éleva par une courte échelle au-dessus de la tranchée et, se retournant, il baissa son froc en vociférant : « salaud d’ boches ». Ce jour là, il échappa miraculeusement par deux fois à la mort. Celle des tirs allemands qui ne se firent pas attendre, et celle de la justice française. Est-ce que les alle­mands, pris de compassion pour son courage, firent exprès de le rater ? Et la justice française de même pour son audacieux pied de nez à l’ennemi ? Il faillit tout de même la cour mar­tiale. A l’époque, personne n’avait ri. Au­jourd’hui, ils s’esclaffaient tous de cette folie. Même les allemands doivent en parler mainte­nant comme d’un héros.

     Mais il manquait Pierre à l’assemblée des vétérans. Mutilé par cette horrible guerre, il ne venait jamais se joindre à eux. Un éclat d’obus lui avait emporté une partie du visage et un autre arraché un morceau de la jambe droite qu’il fallut proprement amputer. Pierre était le père de Mar­tine. Aigri et désabusé, il était définitivement rangé au rang des gueules cassés. Même si les gens du village l’exhortaient à sortir avec eux au bistrot, il ne pouvait se résoudre à les suivre. Pierre et Charles avaient été les meilleurs amis d’enfance. Mais depuis la fin de la guerre, ils ne se fréquentaient plus. Charles avait bien essayé de le revoir à plusieurs reprises, mais il sentait qu’il n’était pas le bienvenu. Pourtant il était celui qui comprenait le mieux son vieil ami. Mais rien n’y faisait. Par surcroît, Pierre venait de perdre sa femme, Marlène, morte d’une em­bolie. Ces derniers temps, son moral s’était considérablement dégradé. Il devenait acariâtre, imprévisible et coléreux. Ni le temps, ni les consolations n’améliorèrent son état. Peu à peu, l’indifférence s’installa entre lui et Charles. C’est pourquoi Martine était condamnée à faire le lien pour leur besoin vital.

     - Bon ! Tu sais où se trouvent les œufs ! Vas donc les chercher. Tu veux autre chose ? de­manda Charles à Martine.

     - Non, répondit-elle sans formalité.

     Charles la laissait toujours se servir elle-même dans le poulailler. Cela lui permettait d’observer Martine tout à son aise. Parfois, quand les poules s’agitaient, leurs battements d’ailes soulevaient légèrement sa robe laissant entrevoir les genoux. Mais ce que Charles préfé­rait, c’est ce que la jeune fille allait maintenant entreprendre. Elle se pencha pour ramasser les œufs. Sa robe se tendit, et par cela même, révéla les formes généreuses de son postérieur. Charles se prit à rêver et instantanément lui vint l’inspiration. « Les hommes, ces fous, rêvent d’aller sur la lune. Je me contenterais largement de celle-là », s’amusa-t-il en regardant les fesses de la jeune fille magistralement pointées vers le ciel. Il se promettait de faire aussitôt que possible le tour de la rotondité de ces fesses-là en plus de quatre vingt jours. Quoi penser de mieux d’une Vénus callipyge.

     Martine ressemblait tellement à sa mère. Elle en était la copie conforme; presque la réincarna­tion. Et ce n’était pas si peu dire… les mêmes boucles brunes d’une chevelure flamboyante ; le même sourire enjôleur ; le même corps élancé. Et Charles, le même attrait pour l’une et l’autre parées de l’incomparable vénusté dont elles jouissaient. Car il l’avait follement aimé la mère de Martine. Il avait même eu une aventure avec elle peu de temps avant la guerre. Une aventure éphémère, car Marlène avait choisi de lui rester fidèle, à l’autre. Au bon à rien ; à l’estropié ; à ce Pierre dont la fille maintenant intéressait Charles au plus haut point.

    Malgré les lamentations de Charles, la mère de Martine ne découcha plus jamais. Elle était désolée de sa courte infidélité à Pierre, mais ce dernier ne sut jamais rien. Charles, désenchanté, épousa sans conviction une fille du pays. Puis avec le temps, il finit par l’aimer. Elle lui donna une fille, Géraldine. Mais après deux courtes années, un jour de grand ciel bleu, sa femme se noya dans la rivière près de la maison. On ne sut jamais très bien ce qu’il s’était passé. Charles éleva seul sa progéniture sans jamais penser à se remarier. Mais aujourd’hui, vingt trois ans après, de troubles pensées le hantaient. A cinquante deux ans, il pensait refaire sa vie. Refaire sa vie avec la fille de Pierre, son meilleur ami. Une folie ? Une vengeance ? Il ne se posait plus la question. Son cerveau bouillonnait d’altérations. Il ne pouvait penser convenablement, comme si un monstre délétère rongeait son esprit.

     Martine sortit du poulailler, agacée. Elle le savait dans son dos pernicieusement libidineux.

     - Tiens, dit-elle en lui présentant les quelques sous que valaient les oeufs.

     Charles sortit de ses rêveries, prit l’argent cette fois sans rechigner, et la regarda s’éloigner. Martine était maintenant au-delà de ce que l‘œil peut percevoir, mais l‘esprit de Charles conti­nuait lui aussi son cheminement. Il ne pouvait penser autre chose qu’au moyen de la séduire, ou plutôt de la convaincre. La jument fit quelques pas derrière lui, mais il ne le remarqua pas. Son obsession le préoccupait trop. Il arpenta devant sa maison à réfléchir non à la conséquence, mais à l’instrumentation nécessaire à son dessein. Il savait la propension de Martine à vouloir quitter le village. Elle en avait imprudemment soumis l’idée à des gens qui le lui avaient rapporté. Son père ne pourrait l’accepter. Il avait trop besoin d’elle. Il y avait aussi son fiancé du moment. Le Petit-Pierre, braconnier de son état. Les gendar­mes pourraient apprendre ses agissements. Mais jusqu’où pourrait-elle se soumettre au chantage ? De cela, il n’en avait aucune idée. Et puis, tout cela aurait été bien maladroit.

     Soudain, une clameur se fit entendre. La sil­houette d’une jeune femme se précisa.

     - Bonjour papa, héla une voix

     -Bonjour grand père, reprit un petit garçon.

 

 

 

 

 

LE LEPREUX

 

 

I

 

 

Aix en Provence

 

 

     La ville d’Aix-en-Provence, fière de son cours Mirabeau orné de multiples fontaines et bordé de somptueux hôtels particuliers, s’enjolivait à ce jour d’une nouvelle parure. En cette belle mati­née de printemps, la fête des rosières battait son plein. Jeanne venait d’être élue la plus vertueuse, la plus pure, mais surtout la plus jolie des jeunes filles de la commune. Outre la chasteté exigée, une très bonne éducation et une grande dévotion pour la religion catholique, l’adorable minois de la jeune fille avait immanquablement fait la dif­férence ; car les critères de qualité d’âme aiment à s’accompagner de la beauté du corps. Et les membres du jury qui donnent leurs voix pour ce genre de manifestation, en connaissent de longue date les principes arbitraires. Jeanne était mani­festement et sans conteste la plus jolie des candi­dates. Sa flamboyante chevelure blonde, ceinte d’une magnifique couronne de roses seyant à la gagnante, ondulait doucement sur ses frêles épaules. Sa belle robe blanche cousue de dentel­les confondait la peau immaculée, pure et lai­teuse de la jeunette. Le blanc, symbole de la pureté, était à l’honneur. Seule la couronne de roses et les fins escarpins du même ton rosâtre que les fleurs ajoutaient un peu de couleur à celle de l’innocence. L’adolescente, qui n’avait pas encore seize ans, ne pouvait cacher une forte émotion que trahissaient ses joues subitement rubicondes. Mais maintenant, Jeanne riait d’allégresse. Son petit nez frétillait de bonheur. Ses yeux azur pétillaient et s’enorgueillissaient du monde qui l’entourait. Les perdantes la féli­citaient plus ou moins hypocritement. Mais Jeanne était sur son petit nuage. Le jury applau­dissait. Les badauds criaient longue vie à la prin­cesse d’un jour. A ses côtés, les parents de Jeanne lui susurraient des gentillesses. La foule lui souhaitait en choeur tout le bonheur du monde. C’était le plus beau jour de sa vie. Oui, le plus beau jour.

     Enfin, la population s’éparpilla tout douce­ment signifiant la fin des festivités. Certains rentraient chez eux en riant. D’autres s’attardaient dans les cafés pour une petite colla­tion. Mais pour Jeanne, la journée n’était pas terminée. Ses parents avaient décidé de partir en pique-nique au pied de la montagne Sainte Vic­toire qui s’élevait majestueuse non loin de la ville et dont le nom, on en conviendra comme d’un fait exprès, témoignait bien de l’évènement.

     Une calèche les attendait un peu plus loin. Mr Grandin, responsable d’une fabrique de jouets en bois, se l’était offerte récemment. La voiture, flambant neuve, brillait au soleil. Le père de Jeanne donna la pièce au jeune fils d’un ami qui s’était proposé de garder la calèche tout le temps des festivités, et invita sa petite famille à s’y installer. Jeanne demanda à son père, qui s’attelait à la conduite des chevaux, si elle pou­vait s’asseoir à côté de lui. Monsieur Grandin accepta, attestant l’exception. La mère de Jeanne se retrouva toute à son aise à l’arrière.

     La calèche bringuebalait péniblement sur la draille dont les pierres et les ravinements désé­quilibraient parfois le pas des chevaux. Il fallut même une fois dégager le chemin qu’un rocher entravait. Mais la beauté du site valait la peine de tous ces efforts, affirmait Mr Grandin. Jeanne était heureuse et s’émerveillait de l’environnement. Une clairière se dévoila à ses yeux.

     - Oh, quel bel endroit ! s’exclama la jeune fille.

     - Je suis tout aise que ça te plaise. C’est ici que nous allons pique-niquer, dit son père.

     Ils débarquèrent les sacs à provision et s’installèrent à l’ombre d’un chêne. Les vic­tuailles furent déballées au sol sur une serviette. Deux verres de vin furent servis, puis, tout le monde piqua librement dans l’étalage ce qu’il préférait savourer. Mr Grandin leva son verre en direction de sa fille et selon l’usage, le vida d’un seul trait.

     - A ma fille, à sa réussite, et à son avenir, clama-t-il solennellement en se resservant un deuxième verre.

     Puis, il remplit à moitié un autre verre de vin et le tendit à sa fille.

     - Tiens ! dit-il, trempes-y les lèvres. C’est le meilleur de la région. Je l’ai réservé pour l’occasion.

     Jeanne regarda son père avec étonnement.

     - Et puis, si tu n’avais pas été élue, nous l’aurions bu quand même, rajouta-t-il joyeuse­ment.

     Hésitante, Jeanne scruta le fond de son verre.

     - Comment ! Oserais-tu de Bacchus refuser le divin breuvage ? Allons ! Tu m’en diras des nouvelles, s’esclaffa Mr Grandin.

     L’adolescente, qui n’osait décliner l’offre de son père, regarda en direction de sa mère comme pour lui demander de l’aide. Mme Grandin, de son côté, n’osait jouer les trouble-fêtes. Elle inclina vers sa fille un regard permissif pour l’occasion. Jeanne porta le verre à ses lèvres et but une toute petite gorgée.

   - Pouah ! s’exclama la pauvre fille en faisant la grimace.

     - ah, ah ! s’amusait Mr Grandin.

     - Je n’en boirai plus jamais, dit Jeanne en reposant son verre, c’est pas bon.

     - Oh, tu n’aimes pas le sang du Christ, riait le père légèrement grisé.

     Mme Grandin jeta un regard attristé vers son mari. Elle était, comme sa fille, très dévote et n’aimait pas que son mari blasphémât ainsi. Les questions religieuses étaient sacrées dans la fa­mille et Mr Grandin se permettait des réflexions désobligeantes à leur endroit en revendiquant, maladroitement parfois, son état de libre penseur. Il se prit même, en ce jour particulier, à chanter les chansons grivoises du petit vin qu’on aime à boire. Tout cela contrastait avec l’homme d’affaire altier qu’il était à son habitude. Il aimait par moment à confronter la haute bourgeoisie, qu’il fréquentait, à son point de vue. Pour lui, la guerre de 70 avait enfin ouvert la porte d’un monde nouveau. La preuve en était que la pein­ture et la littérature avaient considérablement évolué. Il décrivait l’impressionnisme comme l’art divin d’une génération inspirée, sans toute­fois décrier le classicisme. Il ne manquait jamais de lire dans « Le Gil blas » les chroniques fu­mantes d’ Alphonse Allais  dont il admirait le style et le génie littéraire. Il citait Jules Verne comme l’initiateur de l’homme au service de l’homme contre l’impérialisme irréfléchi de la volonté du pouvoir. Il allait même soutenir les thèses du tout jeune parti socialiste quand tous ses amis se félicitaient de l’écrasement sans concession de la commune. Thiers est un goujat, se plaisait-il à provoquer, et affichait ouverte­ment ses sentiments anti-boulangistes et sa sym­pathie pour Jean Jaurès. Il avait dit un jour lors d’un repas entre amis que la vraie république vaincrait et que l’église n’aurait bientôt plus son mot à dire. Un froid avait été jeté dans la salle. Paradoxalement, l’instruction religieuse que les institutions avaient donnée à sa fille conférait pour lui de la meilleure éducation. Malgré tout cela, personne ne lui en voulait. Il était l’homme de la dialectique et savait se montrer diplomate.

 

     De la diplomatie, Mr Grandin en usa auprès de sa femme pour se faire pardonner de sa mau­vaise plaisanterie. Cette dernière se dérida rapi­dement à l’écoute de son mari qui manifestement était heureux ce jour-là. Il amusa sa femme et sa fille tout le long du repas. Il mit toute son intelli­gence au service de mots d’esprit qu’il savait plaire à sa femme. Et ses clowneries égayaient tellement la petite Grandin, qu’il était maintenant totalement épargné de remontrance.

     A la fin du repas, Mr Grandin manifesta le besoin d’une petite sieste si souvent pratiquée dans le midi et les pays chauds en général. Jeanne, qui voulait pleinement profiter de la journée, demanda à sa mère si elle ne voulait pas l’accompagner pour une petite promenade. Mme Grandin déclina son invitation et lui dit de ne pas trop s’éloigner. L’adolescente lui en fit la pro­messe.

     Le chemin caillouteux sillonnait parmi d’innombrables cistes aux fleurs blanches, rosâ­tres ou pourpres dont les pétales à l’aspect frois­sés sont si caractéristiques. Jeanne portait son intérêt plus particulièrement aux papillons, co­léoptères et autres insectes qui zébraient l’air en vrombissant sur son passage. Les coléoptères, surtout, étaient faciles à observer. Trop occupés à servir les plantes de leur butinage, ils ne son­geaient guère à s’envoler lorsque Jeanne s’approchait d’eux pour les admirer. La jeune fille jouait à l’entomologiste au souvenir d’un traité sur les insectes de Jean Henri Fabre rangé dans la bibliothèque de son père. Elle avait lu tous ses livres de vulgarisation sur le sujet. C’est dans « les souvenirs entomologiques » de cet auteur qu’elle apprit avec horreur l’appétit vo­race de la mante religieuse dont le mâle était victime après l’accouplement. Cela l’avait glacé d’effroi. Mais cette anecdote n’avait pas décou­ragé sa passion pour les insectes. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer ce que le promeneur désintéressé ne peut distinguer. Des insectes, il y en avait à foison. Il suffisait de se pencher sur les fleurs dont chaque variété accueillait des espèces différentes. Là, sur la tige d’une graminée, un phasme s’y cachait en imitant de son corps les brindilles dont il a la couleur. Jeanne avait tou­jours été fascinée par la capacité mimétique de ses animaux préférés. Plus loin, elle eut l’honneur de rencontrer un rare ophrys miroir-de-vénus, de la famille des petites orchidées, dont la métamorphose d’un pétale de la fleur ressemble à la variété d’insecte que la plante cherche à attirer. Quelle merveille, au centre du labelle, ce bleu de Prusse soutenu et rutilant enchâssé comme un saphir dans un soyeux duvet de fins poils noirs. Partout l’abondance. Presque chaque fleur possédait son coléoptère aux couleurs cha­toyantes. Tel le doryphore dont les élytres mi­roitants prennent l’apparence de pierres précieu­ses, il semblait que du ciel s’était charitablement déversée une pluie de gracieuses pépites dorées, émeraudes ou rubis. Jeanne continuait ainsi son chemin dans l’insouciance du temps qui passe. Les cailloux, parfois, roulaient sous le pied au risque de lui faire perdre l’équilibre. Plus loin encore, des coccinelles rouges ou jaunes buti­naient paisiblement. Puis, elle put pacifiquement s’émerveiller un moment sur un hanneton, un lucane, une mante religieuse, une sauterelle, un longicorne, un cétoine doré; enfin, sur de nom­breuses variétés de diptères, névroptères, lépi­doptères, hyménoptères et autres coléoptères. Elle tomba même sur un papillon qu’on pré­nomme du joli nom d’ «Apollon ». Jeanne conti­nua sa route à la poursuite d’un autre papillon, quand elle sentit une douleur un peu au dessus de la cheville droite. Surprise, elle baissa prompte­ment la tête vers le sol. Un vent de panique s’empara d’elle. Un serpent, qui se faisait dorer au soleil dans la rocaille, était coincé sous la semelle de la jeune fille. Heureusement, le pied de Jeanne s’était posé non loin de la tête du rep­tile. En conséquence, l’animal n’avait pu avoir la détente nécessaire pour mordre franchement la cheville de l’adolescente. Mais une coupure y était clairement visible. Jeanne se déplaça vive­ment de quelques mètres. Le serpent ressemblait d’assez près à une vipère selon les connaissances que Jeanne avait sur le sujet. Affolée, elle s’élança à la rencontre de ses parents.

     Quand elle arriva sur place, son père et sa mère allongés dans l’herbe et somnolents, savou­raient leur tranquillité. Les hurlements de la jeune fille les jetèrent brusquement sur leurs séants.

     - Que se passe-t-il, s’écrièrent les parents à l’unisson.

     Jeanne expliqua rapidement ce qu’il s’était passé. Mr Grandin, sans un mot, se précipita sur la nappe à portée de main. Les victuailles volè­rent au loin pour atterrir dans la terre poussié­reuse. L’homme posa grossièrement un garrot autour du mollet de la jeune fille.

     - Il n’y a pas de temps à perdre, dit-il sans plus d’explication.

Ils embarquèrent tous les trois dans la calèche et prirent le chemin du retour. Jeanne grimaçait de douleur. Le garrot, trop serré, lui faisait mal. De plus, elle avait peur. Pourtant, Mr Grandin pen­sait que le serpent n’avait pu injecter tout son venin. Dans le doute, il ne voulait courir aucun risque. Mais il savait aussi le danger du garrot. Celui-ci pouvait sauver la vie de sa fille, mais il ne fallait pas le garder trop longtemps au risque d’une gangrène irréversible. Il devait faire vite. Tout en menant les chevaux dans une course folle, Mr Grandin demandait à sa femme :

     - Regarde si sur la blessure, il y a deux ren­flements dû aux crocs de l’animal, cria-t-il.

     Mme Grandin vérifia tant bien que mal l’état de la cheville. Il n’y avait même pas de trous visibles.

     - Non, dit-elle simplement.

     Mr Grandin arrêta la calèche et descendit vérifier lui-même. Seule une griffure sans consé­quence s’offrait à ses yeux. Aussitôt, il ôta le garrot du mollet de la jeune fille.

     - Ça ira, elle n’a pas été mordue, affirma-t-il, juste éraflé. Il n’y a aucun risque. C’est un mira­cle.

     Mme Grandin se signa, soulagée, imitée aus­sitôt par sa fille.

     Le danger du venin et par ailleurs celui du garrot écarté, Mr Grandin fouetta nerveusement les chevaux pour repartir. Il était soucieux et comptait bien faire consulter sa fille. Aussi, il ne réduisit pas la vitesse. La voiture cahotait dange­reusement. A l’entrée d’un virage, une pierre fit basculer la calèche. Le rebond fut violent. Tout se passa très vite. Jeanne fut éjectée sur le che­min. Mr et Mme Grandin disparurent au fond du ravin dans un épouvantable fracas. Soudain, un silence morbide emplit l’atmosphère. Même les oiseaux s’étaient arrêtés de chanter. Le temps semblait suspendu. Reprenant peu à peu ses esprits, les genoux et les coudes ensanglantés, Jeanne se déplaça péniblement vers le bord du chemin. Sa gorge se resserra presque à l’étouffer. A quelques mètres un peu plus bas, rien ne bou­geait. Ses yeux horrifiés pouvaient nettement distinguer des corps inanimés. Elle cria leurs noms. Aucun signe de vie ne se manifesta. A ce moment, Jeanne perdit connaissance. Mr et Mme Grandin étaient mort ; pour commencer.

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